1922 – La naissance de Gérard Philipe au "Miroir des Vedettes" (1948)

En 1948, lorsque Le Miroir des Vedettes (voir ce billet pour une présentation de ce fascicule) publie une biographie (très) romancée de Gérard Philipe, ce dernier est déjà une vedette : théâtre puis cinéma ont révélé son talent. Le public est donc avide d’en savoir plus sur lui ; la presse s’attache donc à fournir anecdotes et reportages sur ses faits et gestes…

Son entrée dans le monde ne fait pas exception.

Le petit Gérard naît sous une double étoile : celle d’une quiétude ensoleillée, propre à la Côte d’Azur et à la situation sociale et familiale des Philip, faite de douceur et d'aisance ; celle d’un romantisme tourmenté (l’aspect apparemment préféré de la persona de l’acteur par ses admirateurs en 1948). Mois de décembre oblige, les tourbillons d'une tempête bien romantique, à la Chateaubriand, scandent la naissance du fils cadet des Philip.

Comme pour souligner l’importance de ce cadre géographique, les photographies d’illustrations de ce premier chapitre montrent le port de Cannes qui « s’éveillait par un matin d’hiver », précise la légende de la photo ; ainsi que « la vieille église du Suquet [qui] sonnait de ses cloques de bronze la naissance du jour ».

S’y ajoute le Destin, qui fait ici une apparition remarquée. Cette allégorie s’inspire manifestement de son incarnation dans le film de Marcel Carné Les Portes de la nuit. Le rôle était alors magistralement endossé par… Jean Vilar, qui jouera un rôle déterminant dans la carrière de Gérard Philipe ! Mais ce dernier – tout comme l’auteur de cette biographie à l’eau de rose – l’ignorait encore, même si l’animateur de théâtre avait peut-être songé au jeune comédien pour sa troupe dès 1946. Vilar aurait-il donc été prédestiné à être la bonne fée (le bon enchanteur) de Philipe ? A lire ce récit quasi mythique, on pourrait presque le croire ! 

 

« Le jour, un jour gris et froid, fatigué déjà, a longtemps lutté avec la nuit avant de gagner péniblement la partie. En remportant la victoire quotidienne, il a découvert ce matin une mer affreusement tourmentée qui lance le moutonnement de ses vagues sombres, frangées d’écume, à l’assaut de la plage de Cannes. Des paquets d’embruns s'abattent sur la Croisette où le vent du large hurle et secoue furieusement les palmiers. Le temps est épouvantable. À ne pas mettre un chien dehors, comme on dit ! Pourtant, là-bas, près de la gare, un vieux bonhomme, une sacoche à la main, se presse sous la bourrasque. Où donc ce monsieur à l'allure distinguée s'en- va-t-il à pareille heure ? Suivons-le. Entrons avec lui dans cette grande maison tranquille de la rue Venizelos. Ouf ! Nous voilà à l’abri dans le grand couloir de marbre d'une maison confortable. Notre guide, une seconde, s’arrête pour secouer le col de son pardessus, remettre son chapeau que le vent s’était acharné à vouloir lui arracher. Il ne nous a pas vu. C'est parfait. Un ascenseur très doux et très lent, un de ces vieux ascenseurs hydrauliques nous emporte avec lui.

Une porte s‘ouvre.

— Bonjour, docteur ! Par ici... Oui, la maman va bien.

Comment ne l'avions-nous pas deviné plus tôt ? Ce vieux bonhomme qui s’en allait par les rues, de si bon matin, malgré vent et pluie, ne pouvait être qu'un médecin. Un médecin appelé d’urgence au 14, de la rue Venizelos, à Cannes, où un bébé va naître…

Dans le salon où nous nous sommes glissés, un grand monsieur brun et svelte, petite moustache et traits tirés, fait les cent pas. Aucun doute possible, c’est le papa. Il serre les poings derrière son dos et marche nerveusement mais des tapis épais amortissent le bruit. Tout est d'ailleurs mystérieusement silencieux dans ce grand appartement où il fait trop chaud.

Vous ne vous sentez pas terriblement indiscrets de pénétrer à un pareil moment dans l’intimité de cette famille que vous ne connaissez pas ?

Retirons-nous sur la pointe des pieds avant d’être découverts. Mais qu’est-ce donc ? Voici qu'une silhouette se détache de l’ombre et s’avance dans la pièce. Une silhouette que le papa semble ne pas voir. Cette mystérieuse apparition est drapée dans un vieux manteau de voyage, crotté, sans couleur. De son visage on ne voit que les rides d'un front dégarni, marque par la vie. Cet étrange visiteur, à coup sûr, a beaucoup bourlingué. Il met un doigt devant sa bouche et nous fait signe de rester. Il aurait pu nous dire :

— Je suis le destin.

Mais la chose aurait été inutile, puisque nous l’avions déjà reconnu. Et l’attente se prolonge, interminable.

Tout à coup, un vagissement retentit, dans la pièce voisine, secouant la torpeur de l’appartement. Une porte s’ouvre.

— Entrez, dit le docteur. Vous avez un fils. Toutes mes félicitations, c'est un beau garçon !

Il repose dans son berceau, petite boule de chair toute rose, au-milieu des langes.

Le papa s’approche, un peu intimidé. Il regarde longuement le petit nouveau-né -qui s'est endormi sur un dernier cri.

— Il ressemble à sa grand-mère, dit-il. Nous l’appellerons Gérard.

— Moi, je l’appellerai Gégé, répond la maman.

Elle sourit dans son lit. Comme elle est jeune ! Ses beaux cheveux bruns auréolent son visage dont les traits sont maintenant détendus. Ses grands yeux noirs sont pleins de joie. Et ils brillent d’un éclat passionné, comme brilleront, plus tard, ceux de son fils, qui viennent de s'ouvrir à la vie.

Le destin, lui, a fait le tour du berceau et puis, sans se faire remarquer, il est parti sans bruit, comme il était entré.

Le destin a marqué Gérard Philipe qui vient de naître, à Cannes, le 4 décembre 1922, par un jour de tempête.

Au loin, on entend le tintement discret d'une cloche dont le vent apporte les échos, par rafales.

C'est la cloche de la vieille église du Suquet, perchée là-bas, sur la colline. Désormais, elle rythmera pendant des années les joies et les peines de l’enfant, de l’adolescent, puis du jeune homme. Et plus tard, lorsqu’à Paris, il aura conquis la gloire, il se souviendra, parfois, avec nostalgie, de cette vieille cloche du Suquet. » (J[ean]-M[arie] Coldefy, "Gérard Philipe, un grand garçon tout simple", Le Miroir des Vedettes n°3, mai 1948, pp. 3-4.)

 

Ce billet de blog a été publié en ce jour anniversaire du centenaire de la naissance de Gérard Philipe.

L’acte de naissance de l’acteur est conservé aux Archives municipales de la ville de Cannes : on peut en voir une reproduction en ligne.

 

Illustration : photographie de Cannes © DR, publiée dans Le Miroir des Vedettes n°3, mai 1948. Exemplaire personnel.

Commentaires

  1. Merci beaucoup pour ce billet éclairant, précis et touchant !

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  2. Merci pour votre commentaire. J'espère que vous trouverez ici des informations inédites. Bien cordialement, Emmanuelle P.

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